L’ancienne cité royal des quatre milles temples, à Bagan, c’est là que je l’ai rencontré. Une atmosphère particulière baigne sur cette plaine vouée depuis des siècles au culte de Buddha et de la magnificence.
L’air se fait particulièrement rare pendant la journée. La chaleur de la saison sèche ne permet pas de se promener entre les temples au milieu de la journée, où le soleil est le plus haut dans le ciel. Très peu d’ombre laisse du répit au visiteur…avant qu’il ne soit assailli par des vendeurs de souvenirs de toutes sortes. La plupart des enfants viennent vers le visiteur et lui propose une série de cartes postales pour très peu d’argent et s’il ne veut rien, ils demandent à tour de rôle : « bonbon, pictures, lucky money ». Les parents entraînent leur enfant dès qu’il commence à parler à mendier, souvent à la place d’aller à l’école. Après deux jours de ce régime-là, le visiteur se ferme et il répond à ses enfants sur un ton blasé, s’il leur répond.
De la hauteur de ses deux ou trois pommes et demie, il m’accoste et me regarde tout droit dans les yeux. Il me demande de l’argent. Machinalement à force d’entraînement, je lui accorde un demi regard et lui dit en anglais « non », en appuyant ma réponse d’un mouvement de tête de gauche à droite. Je ne souris pas.
Il s’est transformé en pommier et il reste planté là devant moi en me regardant dans les yeux pendant que je lui réponds que je ne lui donnerais pas, ce qu’il me demande. Il reste figé dans la même position et il commence à susciter en moi un vague intérêt. Son bras droit est tendu en avant, en me présentant sa main dans laquelle déjà quelques billets ont pris place. Enfin, je commence à l'observer et je me rends compte qu’il y a quelque chose de différent chez cet enfant. Il ne me parle pas, il tend juste son petit bras en avant pour me montrer qu’il veut de l’argent. Sa position est particulière, car il soutient son bras droit à la hauteur du coude par sa main gauche. Il marque ainsi la position de respect usuelle des birmans lors de transactions pécuniaires. Décidément, ce n’est pas une façon conventionnelle de mendier, il commence vraiment à m’intéresser. Il continue à me regarder et je me rends compte alors que je commence seulement à ouvrir les yeux pour le voir dans sa particularité, tout en continuant à lui répondre négativement. Il ne détourne pas son regard.
Son visage est plus rond que la plupart des enfants birmans que j’ai pu croisé sur mon chemin et ses yeux en amande me regardent vraiment. Mes yeux se posent maintenant sur ses mains et je regarde ses petits doigts, ils sont tout épais.
Comme cet enfant est beau, le temps s’est arrêté l’espace de quelques secondes sans que je m’en aperçoive…ce petit bonhomme a vraiment existé dans mon cœur, mon corps, mon âme et dans mes yeux. Et je me souviens de ses cheveux hirsutes, moins épais et plus clairs qu’à la normale. D’haillons, il est vêtu, mais son regard et sa posture traduisent une présence hors norme et insolite. Je lui tourne le dos et me dirige vers l’entrée du restaurant. Une envie monte en moi, je m’arrête. Je veux lui donner quelque chose. Je fouille dans mon sac pour savoir s’il me reste encore une de ses marionnettes de doigt, tricotées en forme d’animal. Je trouve un condor.
Il est toujours là entrain de me regarder lorsque je me retourne. Ma main tendue, je lui présente la petite marionnette avec les ailes d’un orange vif à la limite du fluo. Son regard se pose sur cet objet qu’il n’ose pas encore toucher. Je l’enfile alors sur mon propre indexe et j’improvise la danse du condor volant. Ses yeux suivent méticuleusement les déplacements du petit animal. Ses yeux s’écarquillent, sa bouche s’ouvre. Finalement, le petit oiseau s’approche plus près de l’enfant et celui-ci les yeux grands ouverts comme sa bouche, commence à sourire timidement. Lorsqu’il se pose dans sa main, son visage est illuminé d’émerveillement comme seuls savent le faire les enfants, face à la surprise, l’inattendu. Il apprivoise son jouet avec un bonheur instantané que je devine immense à son sourire et à son attention entièrement captivée.
Comme cet enfant est surprenant, je ne sais pas ce qui m’arrive… je sens juste mes émotions au bord des yeux. Au fur à mesure que je le regarde si médusé et contemplatif à la fois, il devient de plus en plus difficile de retenir l’émotion qui s’accroît toujours davantage.
Sans attendre une minute de plus, il met la marionnette à son doigt et il me la montre en me souriant. Il est heureux, il « est ».
Mon émotion est si intense maintenant qu’elle est presque entrain de se matérialiser. Je suis touchée, touchée de l’intérieur, comme s’il avait su trouver une porte d’entrée. Je lui souris et me détourne de lui pour aller m’assoire à une table pour manger. Aucune idée de ce qui m’arrive, je suis incapable de penser, de réfléchir. Je « suis » et je retiens, je contiens cette émotion qui m’habite.
Et d’un coup d’un seul, le rire et la voix de l’enfant que j’entends pour la première fois, me reconnecte à mon environnement. Je reviens sur terre. Un mur m’empêche de l’apercevoir, je l’imagine entrain de jouer et mon cœur reçoit la caresse de cet enfant qui joue avec bonheur.
A-t-il entendu mes pensées ? Je le vois à travers un trou dans le mur, attirer mon attention en agitant sa petite marionnette qu’il me montre encore et encore en me pointant avec son autre indexe. Droit dans les yeux, il me regarde, il me sourit, encore et encore jusqu’à ce qu’il disparaisse sans que j’y prenne garde.
Plus tard, couchée dans mon lit sans que je ne fasse rien et sans que je ne puisse rien y faire…elles se mettent à couler, chaudes et nombreuses au coin de mes yeux. Quel merveilleux cadeau de voir cette spontanéité, cette authenticité, ce grand bonheur d’une simplicité incroyable. Le cadeau que j’ai reçu de cet enfant différent est un rappel à la vie, à l’instant présent et la vigilance de ne pas tomber dans l’indifférence.
Et ce soir-là, j’ai rencontré little Buddha !